vendredi 3 décembre 2010

LA DEUXIÈME BLESSURE

AMIE LECTRICE, AMI LECTEUR, EN SUITE AU DÉNI DONT JE T'AI ENTRETENU, J'ÉCRIS ICI SUR L'ACCUEIL QUE NOUS N'AVONS PAS REÇU DE LA PART DE CERTAINS DE NOS CONFIDENTES ET CONFIDENTS

Au moment de ces agressions dont nous avons été victimes jadis, nous avons aussi souffert de ce déni. Celui qui imprègne toute la société lorsqu'il s'agit d'inceste, d'abus sexuel et de violence.

Pour survivre à ces attentats, nous avons intégré en nous-mêmes ce déni.

Oui, pour nombre d'entre nous, nous avions, pour une très longue période, cessé de penser à cela. La rétention psychique, le refoulement, ces formes de constipation de l'âme avaient été notre lot. Notre mémoire de ces événements était devenue évanescente. Nous avions embelli, maquillé ou oublié nos souvenirs. Notre mémoire s'était transformée en lambeaux épars. Nous avions survécu, mais avec des handicaps multiples. Des tares que nous cachions, nous équipant de toutes sortes de prothèses de remplacement. Avides de trouver des moyens de paraître "normaux" aux yeux d'autrui. Notre identité avait été atteinte et nous ne le savions pas. Nous ne savions plus qui nous étions. Mais tels nous étions, perdus à nous mêmes, en suite aux violences subies et au déni social qui maintenait clos le couvercle sur notre témoignage.

Puis, au fil du long et trop long chemin de souffrances qui a suivi, un jour...et par la pression interne de l'inconfort (parfois jusqu'aux tentatives de suicide), nous avons osé prendre la parole. Nous nous sommes construits l'idée que nous serions accueillis par tel ou tel confident. Nous nous sommes dits, cette personne est un parent, un-une ami-e; elle va me comprendre... Je dois faire confiance. Après tout, de nos jours, ce ne sont plus des sujets tabous...

Et lancés, nous avons lâché les amarres...

Mais...Mais...Mais...

À nouveau, nous avons été blessés par des paroles qui tuent. C'étaient des mots comme ceux-ci: "Oui, mais qu'est-ce qu'on peut faire?"; "il faut que tu oublies ça"; "tu ressasses de vieilles affaires"; "tu ne peux pas passer ta vie à penser à ça";" je ne te crois pas"; " tu n'as pas honte de raconter des choses comme ça?"; " tu vas faire honte à toute ta famille"; "tu devrais te taire";"tout le monde a des reproches à faire à ses parents. Il faut pardonner!"; "c'est difficile, tu sais, d'être parents"; "tout le monde peut se tromper"; "tu devrais te faire soigner"; " tu ne peux pas avancer si tu t'obstines avec ça"; "tu devrais lire tel ou tel livre, ça te fera du bien"; "tu dois apprendre à vivre dans le moment présent"; etc.

Telle était la "deuxième blessure". Un terme utilisé, créé peut-être par ce grand psychiatre qu'est Boris Cyrulnick. Je lui dis: merci! Une blessure de rejet, de négation de notre expérience. Du déni au carré, une blessure par-dessus une première blessure. Une "deuxième blessure". Et elle est souvent pire, plus douloureuses d'une certaine façon, que les agressions subies autrefois puisque qu'elle ferme à double tours le couvercle de notre enfermement.

Nous avions espéré être accueillis après notre déni si long de nous-mêmes. Et voilà que notre confident nous reproche notre mouvement de confiance et nous "rabat le caquet" sur nous-mêmes. Alors qu'on avait décidé d'oser parler, de faire confiance...La honte reprend possession de nous-mêmes, la culpabilité nous envahit à nouveau... Nous tombons dans un précipice plus effroyable. Pire que le premier dont nous avions presque oublié les affres. Ces premières agression dont nous ne savions pas encore quels ravages elles avaient fait en nous-mêmes. Nous, mal voyant et handicapés de l'âme. Nous hébétés et nuls...Et aujourd'hui, plus nuls qu'hier!

Prenons de la distance, accordons-nous un peu d'air, si cela est possible, pour mieux comprendre ce qui nous est alors arrivé.

Philippe Claudel a écrit un roman :'Le Rapport de Brodeck' qui lui a valut un Prix Goncourt des lycéens. Il y raconte l'histoire d'une seconde blessure, celle d'un juif qui revenu du camp de concentration après la fin de la guerre, sera "assassiné" à nouveau par ses concitoyens. Oui, "ré-assassiné" par les siens qui, en temps de guerre ont aussi collaboré avec l'envahisseur ennemi et qui ne veulent pas, en temps de 'paix'. être accusés de complicité. Les loups de pouvoir peuvent porter nos fringues, mais ce sont des loups et ils assassinent les leurs, si c'est nécessaire à leur confort!

D'ailleurs, Boris Cyrulnick donne des exemples semblables!

Et moi?
Comme vous peut-être.

Je me suis marié en juin dernier. En moyenne, elle et moi, nous avons 64 ans, mais elle est plus jeune que moi, ma chérie. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons vite reconnus notre sort commun d'enfants abusés par l'inceste et la violence. Et par l'amour, nous avons décidé de nous unir en faisant état clairement et explicitement de notre lot. Celui d'avoir été ces enfants abusés en mal, déjà, d'une partie de nos familles d'origine qui nous avait abandonné. Et bien...

Faisant le bilan,aujourd'hui, nous constatons que notre affirmation publique, claire et explicite, de nos enfances violentées et incestuées, nous a valu, de la part de plusieurs dont nous pensions l'amitié acquise, des reproches. Et subséquemment un éloignement. Ou un bris de liens. Une mort de liens. À dénombrer nos expériences au cours de ces mois qui entourent notre mariage et le suivent, les doigts des deux main sont insuffisants pour rejoindre ce nombre. La douzaine est plus juste.

La douzaine!

Une période inévitable de tristesse accompagne ces deuils de "deuxième blessure" , presque de troisième, malgré la satisfaction immense dans laquelle nous sommes d'être réunis par le bien de la Vie. Et nous ne démordons pas de nous qui avons de la joie d'être unis.

Et, presque chaque matin au réveil, nous nous disons entre autres choses ceci :
"... nous (cherchons) courageusement et patiemment à transmettre notre message (la violence sur autrui sous toutes ses formes est inacceptable) à d'autres, sachant que les sociétés humaines, largement composées d'abusés et d'abuseurs, sont éminemment réfractaires à la dénonciation spécifique du crime de l'inceste et que nous risquons constamment d'être réprimandés, ignorés et rejetés."


...et que nous risquons constamment d'être réprimandés, ignorés et rejeté

Et nous prenons le risque.

Jean

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